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Pions empoisonnés : Episode 36


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Sitôt que le commissaire Benmansour a pénétré à l’intérieur du Pacha, il repère son mystérieux interlocuteur placidement installé dans l’une des discrètes alcôves. À cette heure avancée de la nuit, ne hantent plus le bar qu’une poignée de clients désœuvrés qui tentent de prolonger outre mesure leur insipide soirée à grand renfort de boissons alcoolisées. Nul agent israélien, ce qu’il redoutait sachant qu’ils fréquentent assidûment le lieu, ne compte parmi eux. Il se dirige d’un pas résolu vers la table du président de la Fédération iranienne qui l’accueille d’un sourire longanime.

- Je vous attendais pour prendre la commande, que désirez-vous ? s’enquiert Parviz Kermani sur un ton des plus aimables.

- Euh…! Eh bien, une bière ! Et vous-même… C’est offert par la Sûreté nationale marocaine !

- Une bière également.

- Tiens… c’est curieux, j’imaginais que les citoyens de la République islamique d’Iran s’abstenaient de boire de l’alcool, je me trompe ?

- Curieux ? Oui… J’imaginais pour ma part que les citoyens du Royaume du Maroc faisaient de même. Nous connaissons bien mal nos contrées respectives et leurs mœurs, dirait-on.

- À moins que nous ne soyons tous les deux de pernicieux iconoclastes… Eh, garsone[1] ! Jouj[2] Heineken !

- Ha ! Ha ! Iconoclastes ! Je reconnais votre humour, monsieur Benmansour, j’ai eu maintes fois l’occasion de l’apprécier lorsque vous vous entretenez avec vos hommes… Cela vous étonne ?

- Plus rien ne m’étonne vraiment, vous semblez un fin limier monsieur Kermani !

- Je dois me protéger, voyez-vous, Commissaire… Et protéger le grand maître Ali Reza Rezvani et son secondant, le maître Firouz Adani. Je n’ai que transféré mes aptitudes de joueur d’échecs à la vie réelle. Sans cela, nous serions totalement démunis face à nos adversaires.

- Vos adversaires? Les Israéliens, voulez-vous dire…

- Non, non ! Vous faites fausse route. Nos adversaires appartiennent à notre propre camp. Ne l’aviez-vous pas remarqué ?

- Pour parler franchement, monsieur Kermani, j’ai été chargé de la surveillance de ce Championnat du monde d’échecs par les autorités du Royaume. Je dois vous avouer que je suis loin d’être un novice en matière de géopolitique et que j’ai immédiatement pris la mesure des enjeux de cette compétition. Je me suis concentré sur de probables incidents entre les deux parties en présence, mais, là, vous m’étonnez effectivement. Vos ennemis seraient dans votre propre délégation ?

- Comme les pires ennemis du grand maître Boris Bronstein et de son secondant Per Hansen appartiennent à la leur… Cela, vous le savez déjà, non ?

- En effet. Je ne peux tout vous dévoiler, malgré la confiance que vous m’inspirez, mais vous êtes dans le vrai. C’est un véritable casse-tête chinois cette affaire.

- J’en ai démêlé quelques fils, concernant les deux parties. Cela vous intéresse-t-il de connaître les conclusions que j’en ai tirées…? Mais, dites-moi, pourquoi m’avez-vous autant négligé jusque-là, en termes de surveillance ? Aucun policier marocain ne m’a épié, ni filé, ni ne s’est intéressé à ma modeste personne. J’ai pu me promener en toute liberté, subir ces interminables et insupportables dîners avec le président Boukharov sans avoir jamais vos hommes sur le paletot, contrairement aux autres membres de ma délégation, les coaches, l’officier du Renseignement et les attachés ministériels.

- C’est-à-dire que vous étiez… comment l’exprimer… si effacé, toujours en retrait, si inexistant même, oserais-je dire, que vous ne sembliez pas une priorité à nos yeux de policiers.

- C’est exactement ce que je recherchais, rassurez-vous, pas tant à vos yeux qu’à ceux des officiels de mon pays. C’était vital pour nous. J’espérais néanmoins qu’un jour ou l’autre vous me contacteriez. Si vous aviez trop tardé, c’est moi qui en aurais pris l’initiative, et ce, dès demain, car les événements risquent de se précipiter… des événements qui pourraient tourner au tragique.

- Au tragique ? Vous m’inquiétez. Que voulez-vous dire par là ? On a déjà eu notre dose d’événements de cette sorte.

- Oui, bien sûr, je ne l’ignore pas. Vous parlez de l’enlèvement du secondant de Bronstein… fomenté par des agents du Mossad.

- Apparemment, vous en savez autant que moi, monsieur Kermani… Et je serais bigrement tenté de vous embaucher dans mon équipe, je manque cruellement d’effectifs sur cette affaire ! lance le commissaire, tentant de dissimuler son embarras sous une plaisanterie.

- Une reconversion dans la police marocaine, ha ! ha !… Pourquoi pas ? opine le président. « Hum ! Il faudra que j’y songe de toute façon à la reconversion… une reconversion totale… je n’aurai pas le choix », ajoute-t-il pour lui-même.

- Et ce match ? reprend Benmansour. Je veux dire le match en lui-même, devant l’échiquier et non dans ses coulisses… Qu’en pensez-vous, monsieur Kermani ?

- Ah oui ! Le match… Le match est faussé bien entendu. La question à se poser est : qui tire les ficelles dans un tel but ? Sachant que ces « qui » peuvent être multiples.

- Faussé, oui… sans doute… acquiesce le commissaire, songeur.

Il lui revient en mémoire des bribes de sa longue conversation avec Najat… « Ces histoires, ça fausse le match… » avait-elle avancé. Elle énumérait divers événements à l’appui qu’elle fourrait dans le même sac : l’affaire du portrait, les forfaits simultanés des grands maîtres, l’absence inexpliquée de Hansen. La « profonde vision » de sa fille – selon les propres termes qu’elle avait employés – acquise par le biais de sa pratique assidue des échecs, l’avait amenée à établir des liens entre ces divers incidents qui dès lors participeraient d’un semblable projet : semer la confusion afin d’influer sur le déroulement du match et sur son issue.

Ces pensées déconcertantes ont suspendu durant quelques minutes le cours de son entrevue avec Parviz Kermani. Lorsqu’il en émerge, mais encore sous leur emprise, tel un dormeur qui s’éveillerait d’un rêve troublant, son interlocuteur le fixe un instant d’un regard interrogateur avant de renouer le dialogue.

- Vous réfléchissiez à tout ceci, Commissaire ? J’espère sincèrement avoir apporté de l’eau à votre moulin… Mais il se fait tard, peut-être aimeriez-vous à présent vous retrouver seul pour approfondir la teneur de mes propos… J’ai par ailleurs une requête que je vous prie de ne prendre à la légère : je souhaiterais être protégé par vos services car il en va de ma vie.

Benmansour, de prime abord stupéfié par l’insolite demande du président de la Fédération iranienne ainsi que par l’invraisemblable raison qui la motive, reste coi quelques secondes. Puis, eu égard à la confiance qu’il lui inspire, l’assure de sa coopération, sans tenter de lui soutirer de plus amples explications.

- Vous me surprenez au plus haut point, mais c’est entendu, dès demain matin j’affecterai à votre protection rapprochée l’un de mes hommes, le brigadier Ahmed Benhaddou. Vous verrez, c’est un policier très compétent, notamment en ce qui concerne les missions de surveillance. Dans notre service, on le surnomme d’ailleurs Œil de faucon… Bon, vous devancez mes intentions, j’étais sur le point de regagner ma chambre, je dois justement relayer le brigadier qui m’a remplacé dans mon tour de veille. Je vous propose de nous retrouver tous les trois vers huit heures pour le petit-déjeuner, vous ferez sa connaissance.


[1] Eh, garçon !

[2] Deux

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