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Pions empoisonnés : Episode 26


33

11 juin

La tâche imposée par l’officier du Renseignement et de la sécurité nationale se révèle des plus ardues… Le maître international Firouz Adani tôt s’est éveillé, après une nuit peuplée de cauchemars. Assis sur le bord de son lit, il déroule le fil des événements récents…

La veille, il n’a rien pu entreprendre… La rumeur d’une mystérieuse disparition du grand maître Per Hansen, suivie de son retour parmi eux le surlendemain, s’était répandue de par l’ensemble de la petite société gravitant autour du Championnat du monde. Tous semblaient surexcités et les deux compétiteurs étaient encore plus étroitement protégés par leur garde rapprochée. Hansen lui-même était inaccessible, surveillé de près par différents hommes. Adani espérait que s’apaisât au plus vite l’atmosphère survoltée qui l’avait jusqu’alors empêché de s’atteler à sa « mission ».

Ils n’ont pas eu, Rezvani et lui-même, l’occasion de reparler des événements de la nuit précédente. Dès le lendemain, il changeait de chambre, se trouvant relégué à distance du grand maître. Après la défaite de ce dernier, Jalal Ahwazi avait convoqué Adani à vingt heures pour qu’il fasse son rapport quotidien sur l’avancée de ses contacts avec Hansen. Contre toute attente, l’officier lui annonça à la fin de l’entrevue qu’il resterait pour quelques jours encore le secondant officiel du grand maître. Il le mit cependant en garde pour la seconde fois contre toute tentative de lui adresser directement la parole.

Mais il y eut ce fait curieux… Lorsque Ali Reza passa près de lui, après avoir descendu les marches de l’estrade qui venait de voir sa défaite, il le héla, de manière à être entendu de tous.

- Ah, Firouz ! Tiens… Voilà ma feuille de partie… tu enregistreras et analyseras…

D’un geste désinvolte, Ali Reza la lui tendit, enroulée autour de son stylo tel un rouleau de parchemin. Firouz s’empara du tout. Ce bref contact violait en apparence le diktat de l’officier du Renseignement et de la sécurité nationale, mais le fait lui-même semblait si anodin et si logique dans le contexte qu’il ne pourrait certainement lui être reproché. Le maître iranien, d’un geste naturel, glissa dans sa poche stylo et feuille de partie. De retour dans sa chambre, il examina cette dernière. Elle était des plus communes. Nulle annotation n’était inscrite à son verso, elle n’était porteuse d’aucun message. Mais le stylo ! C’était ce stylo d’un usage spécial que lui avait montré Ali Reza, celui dont il l’avait déjà vu se servir à moult reprises en privé, cet instrument naturellement banni des compétitions : son stylo « recorder ».

Lors d’une escale à Dubaï quelques mois plus tôt, au retour d’un tournoi international dans la ville indienne de Chennai, Rezvani avait déniché le gadget dans une boutique d’électronique de l’aéroport dans laquelle il s’était malencontreusement fourvoyé. En dépit de ses convictions philosophiques qui le conduisaient à n’utiliser que parcimonieusement les ressources du numérique, il ne s’était formulé aucun interdit à son acquisition. « Cet objet est parfait, il correspond tout à fait à ce dont j’ai besoin pour noter mes idées », constata-t-il après qu’une démonstratrice asiatique lui en eut dévoilé le fonctionnement.

Firouz savait de longue date que son ami jouissait d’une mémoire auditive exceptionnelle, indéniable atout pour un joueur d’échecs. Lorsqu’il étudiait en solitaire, le grand maître avait pour habitude, contractée tôt dans sa vie, de lire à haute voix. Les variantes s’imprimaient dans ses zones cérébrales, non sous forme de réminiscences visuelles de diagrammes et de suites de coups imprimées, mais comme une musique dont le rythme suivait celui de la partie, accompagnée d’une voix qui scandait ses tempos. Le « recorder » lui serait d’une aide précieuse pour, où qu’il se trouve, numériser les fruits de ses réflexions échiquéennes. À force d’enregistrements, le grand maître avait depuis amassé des mégabits de données, organisées de sorte à constituer une petite audiothèque qu’il pouvait compulser à son gré.

Le maître Adani se saisit une fois de plus de l’instrument posé sur la table de chevet. Il le connaît pourtant sous toutes ses coutures… Que peut-il lui révéler de l’étrange manège du grand maître ? Le manipulant, il observe à nouveau la conception ingénieuse de l’appareil dissimulé sous son habillage d’objet ordinaire. Or, en proie au débridement de ses pensées, il se souvient soudain d’un soir, peu de temps après qu’Ali Reza en avait fait l’acquisition, où il qualifia le gadget de « stylo d’espion ». Rezvani se contenta de retourner à sa remarque un sourire énigmatique.

Un stylo d’espion… « Mais pour espionner qui ? réfléchit Firouz Adani. Un appareil qui peut discrètement être mis en marche pour enregistrer des propos… Oh ! J’y suis ! Ali Reza a dû me le confier pour cet usage. Il veut que j’enregistre… mais quoi ? Mes analyses de ses parties ? Non, aucun intérêt… Des conversations, alors ? Mais entre qui et qui…? Peut-être celles que je pourrais avoir avec Per Hansen, ou alors avec l’officier du Renseignement et de la sécurité nationale… »

Face au risque pris par le grand maître iranien de détenir dans sa poche une banque de données échiquéenne dissimulée dans un stylo - qui lui vaudrait en cas de découverte une exclusion à vie des compétitions - Adani sent des sueurs froides parcourir sa nuque.

Vers sept heures, il se lève pour diriger ses pas vers la baie vitrée de sa chambre, située désormais au quatrième étage, qui lui offre une vue étendue sur la piscine et les jardins. Le Champion du monde et le grand maître danois viennent à peine d’émerger du bassin, il les aperçoit en train de se sécher tout en s’adressant de temps à autre la parole, puis aller s’allonger sur leur transat.

« Serait-ce le moment ? s’interroge Adani. Le souci c’est la présence du grand maître Bronstein. C’est en tête-à-tête que je suis censé m’entretenir avec Hansen… Et puis ces hommes encore, les mêmes qu’hier… Ces deux là semblent être leurs anges gardiens, comme nous, nous avons les nôtres, suppose-t-il en observant le duo qui s’est attablé au piano-bar, alors que n’a pas commencé le service. Et cet autre, le visage à moitié dissimulé derrière les pages d’un journal français ? Il ressemble à un Marocain… Je suis sûr qu’ils ne sont pas là pour les mêmes raisons. »

Lui-même du moins n’a plus le souci d’être épié par ceux de son camp… « Qu’ils te voient avec lui, a dit Ali Reza, donne-leur le change… »


De sa chaise longue, Boris Bronstein s’est levé. C’est l’heure de son rendez-vous avec le Docteur Benyamin pour sa séance quotidienne de sophrologie. Il échange quelques mots encore avec son secondant avant de le quitter. Noah, l’un des quatre agents israéliens lui emprunte aussitôt le pas.

Adani s’est écarté quelques instants de la fenêtre pour revêtir une tenue de vacancier. Lorsqu’il regagne son poste d’observation, le tableau a changé : Per Hansen est à présent seul. Sans plus d’atermoiements, le maître iranien saisit cette opportunité, qui risque de ne point se représenter de sitôt.

Le voici près d’accoster le grand maître danois, lorsqu’un homme, qu’il soupçonne être l’un des bodyguards israéliens, le rattrape pour lui faire barrage.

- Excuse-me Sir, you can’t. The great master need being on his own, he is thinking…

Sous des dehors empreints de civilité, l’individu n’a pas l’air commode. Le maître iranien esquisse un geste d’incompréhension et, ignorant l’injonction, tente de forcer le passage. Une poigne enserre son bras, une main le force à un demi-tour, une voix se fait presque menaçante…


- Un problème, Monsieur Adani ? Vous importune-t-on ? s’enquiert le commissaire Benmansour, ayant levé les yeux de son journal. La saynète s’est déroulée à deux mètres de son transat. Il en a saisi tout le sens.

- Ah ! Mais c’est monsieur… Sparkis, je crois. Nous n’avons pas été présentés, je suis le commissaire Benmansour, chargé de la sécurité du Championnat du monde d’échecs. Mais pourquoi donc vouliez-vous empêcher Monsieur Adani d’aller saluer son confrère ?

- Je… je… je pensais que le grand maître Hansen ne voulait pas être dé… dérangé, bredouille Yitzhak, totalement pris au dépourvu.

- Est-ce que ce sont vos affaires…? Mais les vôtres, à propos, elles marchent comme vous le souhaitez ? Ça fait quelques jours que vous êtes à l’hôtel, on m’a rapporté que vous étiez, voyons… directeur de société. Vous êtes bien jeune… À moins que vous ne soyez à Marrakech pour une toute autre raison, le Championnat du monde d’échecs par exemple.

L’agent Yitzhak, désarmé face à l’irruption de cet importun commissaire marocain et ses insinuations, se saisit de la perche qu’il lui tend pour tenter de se dépêtrer de son tissu de contradictions.

- Affirmatif, commissaire ! Je suis venu spécialement à Marrakech pour assister à la compétition. Je suis un fan du Champion du monde, comprenez-vous ! Et, je me suis pris au jeu de l’ange gardien, je me suis persuadé que le grand maître Bronstein avait besoin de ma présence bienveillante à ses côtés pour exprimer tous ses talents sur l’échiquier et remporter le match. Que je devais être, en quelque sorte, son protecteur. C’est stupide comme idée, n’est-ce pas ?

- Et durant les parties, vous lui envoyez aussi des ondes positives depuis votre fauteuil, je présume, ironise le commissaire. Ce qui est surtout stupide, Monsieur l’ange gardien, c’est d’avoir répondu à ma question par « affirmatif ». Seule une personne appartenant ou ayant appartenu à un corps militaire répondrait ainsi, un directeur de société dirait simplement « oui », ou « exactement », ou « tout à fait », déduit astucieusement Holmes-Benmansour. Mais rassure-toi, nous vous avions déjà identifiés sur la foi d’autres indices… Enchanté d’avoir fait ta connaissance, Monsieur l’agent secret, mes amitiés à ton chef. Au fait, j’aurais souhaité avoir une entrevue avec lui. Le plus vite sera le mieux… Sois sans inquiétude, il saura comment me trouver.


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