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Pions empoisonnés : Episode 24



29

Marrakech, nuit du 9 au 10 juin


Des doigts impérieux tambourinent à la porte de la chambre 355… Le maître international Firouz Adani qui, à près d’une heure du matin, vient à peine d’éteindre la veilleuse, se redresse dans son lit en maugréant.

- Qui est là ? Je suis en train de me coucher…

- Coaches ! brament deux voix à l’unisson. On a quelques consignes à te transmettre, Firouz Adani.

- C’est bon, j’arrive… « Quand vont-ils se décider à nous laisser tranquilles ces damnés pasdaran ! » soupire-t-il, en chaussant ses babouches.

Insolemment, ils s’installent, puisent des canettes de soda dans le minibar, prenant leurs aises comme s’ils allaient rester des heures, peu empressés de livrer au maître international une explication à leur venue.

- De quoi s’agit-il ? avance prudemment Firouz Adani. Il est tard, j’espère que ce ne sera pas long, j’ai besoin de repos.

- Cela dépend de toi, rétorque Mohammad. Es-tu patriote…? Soutiens-tu notre République islamique…? ajoute-t-il inopinément.

- Venez-en aux faits ! requiert le secondant de Rezvani, désarmé face à la tournure prise par la conversation.

- Nos attachés ministériels estiment que tu n’es pas utile au grand maître Ali Reza Rezvani. Ils pensent même que tu as une mauvaise influence sur lui.

- Attendez ! Qu’insinuez-vous au juste ?

- Nous te transmettons… Ils ont décidé de t’évincer. L’officier du Renseignement et de la sécurité nationale Jalal Ahwazi te remplacera auprès du grand maître, c’est un excellent joueur d’échecs. Ils veulent t’attribuer une autre fonction pour servir notre République islamique. Tu resterais à Marrakech, dans cet hôtel, mais tu aurais dès demain une autre chambre, à l’écart. Ils te donnent une chance de te rattraper. À toi de la saisir plutôt que de te retrouver dès demain sur un vol pour Tehrān… Ils pourraient prendre ton retour pour une désertion dans les cercles du Guide de la Révolution et de l’Assemblée des experts… Tu sais probablement ce que cela signifie ?

Firouz Adani ne se fait aucune illusion sur les conséquences évidentes qu’amènerait une « dérobade » : de nombreux ennuis à venir… Interrogatoires, harcèlement, mise en accusation, ruine de sa carrière… Qui le contraignent d’accepter leur proposition.

- Que suis-je sensé faire ? questionne-t-il à contrecoeur.

- Nous ne sommes que les messagers, nous l’ignorons, ment Hachemi. Nous devons te conduire auprès de l’officier du Renseignement et de la sécurité nationale, c’est de lui que tu dépendras directement.

Le maître international suit les pasdaran jusqu’à la chambre de Jalal Ahwazi. L’officier, visiblement, les attendait. « Il était sûr que j’accepterai, il savait que j’étais pris dans ses filets », en déduit-il, envahi par un sentiment où se mêlent révolte et résignation.

- Bonsoir, maître international Firouz Adani… Tu n’es pas grand maître, comme c’est étrange ! Dis-moi comment, avec le faible niveau qui est le tien, peux-tu prétendre seconder le meilleur joueur du monde, le grand maître iranien Ali Reza Rezvani ?

« Sa question sur mes capacités ne cherche qu’à me déstabiliser », panique Firouz qui ne sait que répliquer… Nul argument n’aurait de portée face à ce tout-puissant officier qui a, d’ores et déjà, pris une décision à son endroit.

- Tu restes muet, maître Firouz Adani… Tu admets donc que je suis dans le vrai… Je ne t’accuse pas d’usurpation, loin de là, le rassure Jalal Ahwazi en toute hypocrisie. Mais tu ne peux rendre service à notre champion. Tu pourrais l’influencer à prendre de mauvaises décisions… Dis-moi, d’ailleurs, qu’est-ce qui lui a pris de déclarer forfait alors qu’il avait le point en poche ? Tu sais certainement quelque chose, toi qui es son secondant. Est-ce toi qui l’a conseillé ?

- Le grand maître a ses propres idées, personne n’est en mesure de l’influencer, pas même moi, se défend le maître international. J’ignore pourquoi il a déclaré forfait.

Jalal Ahwazi balaie la réponse, insuffisante à ses yeux, d’un geste brusque de la main.

- Trêve de balivernes, venons-en à l’essentiel ! Le titre doit être impérativement remporté par notre République islamique. Le Président et le Guide Suprême y tiennent au plus haut point… Il n’est pas question d’échouer…

Après ce préambule plein de sous-entendus, l’officier marque une pause qui laisse à son interlocuteur le temps d’envisager les funestes séquelles d’une défaite du grand maître iranien. Ils seraient l’objet du courroux des autorités suprêmes, s’imagine-t-il. Lui-même, obscur secondant, essuierait les plâtres, ils n’oseraient pas s’en prendre directement au grand maître, protégé par son renom et sa popularité.

- Voilà ce que sera ta mission, reprend Jalal Ahwazi. Nous voulons que tu fasses la connaissance de Per Hansen, le secondant de notre ennemi sioniste… En toute discrétion bien entendu, il n’est pas question de vous voir ensemble dans un lieu surveillé par les Juifs, ni d’en parler au grand maître Ali Reza Rezvani. Nous le saurions…. Tu te débrouilleras pour lui tirer les vers du nez, toute information nous sera profitable. Et si tu parvenais à mettre la main sur leurs préparations stratégiques, ce serait ton heure de gloire, Firouz Adani, tu réintégrerais évidemment tes fonctions de secondant pour aider utilement notre champion, conclut-il sur un mensonge.

Ce plan machiavélique fait naître en lui un profond sentiment d’abjection. L’infamie des termes du contrat qu’il est forcé d’accepter le livre à la merci de cet officier et le laisse sans réaction.

- Tu commences au plus tôt, bonne nuit maître international Firouz Adani. Et sur ces paroles qui n’admettent nulle réplique, Jalal Ahwazi clôt brutalement l’entretien.



30


Ali Reza Rezvani, assis au bureau en bois de thuya de sa chambre, est absorbé dans un passage ardu de Matière et mémoire qu’il annote par endroits au fur et à mesure de sa lecture. Le grand maître est familier de ces trêves littéraires et philosophiques dans le cours de ses préparations échiquéennes, elles lui procurent autant une bouffée d’oxygène qu’elles l’amènent à considérer son art sous des angles nouveaux et avec une distance profitables à son enrichissement.

Aux trois coups brefs qui, à une heure avancée de la nuit, retentissent contre la cloison de séparation de leur chambre il saisit sur le champ que Firouz désire l’entretenir d’une grave question. C’est un code qu’ils ont mis au point pour déjouer la pesante surveillance de leurs « anges gardiens » – « Nos anges gardiens… de la révolution » - comme ils les ont baptisés par dérision.


Depuis leur arrivée à Marrakech, les « coaches » Mohammad et Hachemi ne les ont lâchés d’une semelle. En nulle circonstance, le grand maître et son secondant n’ont pu se rencontrer en tête à tête. Ils ne disposaient en outre d’autres moyens pour communiquer en toute liberté. Le grand maître Rezvani, selon son habitude, ne s’était muni, ni de téléphone GSM, ni d’ordinateur portable. Aurait-ce été le cas, il est fort vraisemblable que les communications entre les deux hommes auraient été écoutées, sinon empêchées par la cyberpolice du Net de la République islamique, l’opérateur d’État ITC.

Durant leurs séances nocturnes de préparation et de débriefing dans la chambre de Rezvani, les pasdaran imposaient leur présence. Avachis dans les fauteuils, ils espionnaient les moindres propos échangés par les joueurs, griffonnant de temps à autre des notes, destinées à Jalal Ahwazi, concernant les points de conversation qui leur paraissaient suspects. L’abscons langage « chiffré » - parfois émaillé de références à d’énigmatiques personnages aux noms juifs - dont les joueurs usaient pour communiquer ne pouvait représenter aux yeux de Mohammad et Hachemi, ignares en matière d’échecs, qu’un astucieux code secret destiné à les leurrer.

Certains dialogues, lourds de menaces imaginaires, les alertaient particulièrement, tel : « Ce duo de pions lâches en b3 et c3 est vulnérable, assurait Adani. En effet, Kmoch l’avait noté, il suffit d’une attaque de minorité sur l’aile dame pour le déstabiliser, approuvait Rezvani. »

- Qui est ce « duo de lâches », s’interrogeait Hachemi, parlent-ils de nous ?

- Et cette attaque, c’est sans doute nous qu’elle vise à déstabiliser ! renchérissait Mohammad. Et ce Kmoch, qui est-ce ? À tous les coups, un comploteur sioniste !

Suspicieux, ils s‘empressaient de coucher sur leur carnet les noms des individus qu’évoquaient tour à tour le grand maître et son secondant :

« Tarrasch… Rubinstein… Tal… Fischer… et même un autre Bronstein… son frère, peut-être ? Tous des Juifs…! Karpov… Alekhine… Nimzovitch… Smyslov… Spassky… des Russes aussi ! Et puis ce Petrossian, un Arménien sans aucun doute ! »

La liste des « suspects » s’allongeait démesurément, qui leur laissait augurer, dans leur candide paranoïa, l’existence d’un vaste complot international visant leur République islamique, au sein duquel étaient manipulés les apostats Rezvani et Adani.

Trois soirs consécutifs, en exécutants zélés, ils remirent leurs notes aberrantes à l’officier Jalal Ahwazi qui, sournoisement, les félicita avant de les congédier prestement. Le premier soir, à la veille du début du match, les pasdaran l’entendirent, à travers la porte qu’ils venaient juste de refermer, partir d’un éclat de rire tonitruant qui ne manqua de les intriguer.

« Ha ! Ha ! Ha ! » s’esclaffa l’officier du Renseignement et de la sécurité nationale… Il venait juste de déchiffrer les premières lignes du « compte-rendu » de Mohammad, ingénument intitulé Paroles des maîtres, qui rapportait aussi fidèlement que possible les dialogues entre les deux joueurs. Certains termes, curieusement, étaient soulignés, afin sans doute de signifier qu’un décryptage s’imposait pour en découvrir le sens caché. Le pasdaran s’était en outre aventuré à porter en marge quelques commentaires de son cru sur les personnages que le grand maître et son secondant évoquaient au cours de leurs échanges. Ce qui ne fit, naturellement, qu’accroître l’hilarité de son lecteur.


Adani : cet avant-poste est fragile, la poussée c5 menace de le miner

Rezvani : mais ce levier est de toute évidence prématuré, Fischer* l’a d’ailleurs toujours évité…

*Identifier le dénommé Fischer (un pseudonyme ?) et se renseigner sur ses activités.

Etc.


Les larmes aux yeux, Ahwazi n’alla plus loin dans sa lecture, il ébaucha le geste de froisser le « rapport » en une boule de papier pour le jeter à la corbeille mais se ravisa finalement. Il décida de conserver ce ramassis d’inepties, qui ne manquerait, pensait-il, d’être enrichi par d’autres à venir, afin de composer un florilège destiné à égayer les longues soirées à passer dans la solitude de sa chambre d’hôtel.

En dépit du mépris qu’il ressentait à l’endroit de ces deux pasdaran, originaires des zones rurales pashtoun les plus reculées du Khorasan, leur présence servile était une véritable bénédiction. Jalal Ahwazi savait en toute certitude qu’il pourrait les manipuler à sa guise pour atteindre ses propres objectifs et, si cela se révélait nécessaire, compter sur eux pour exécuter ses basses œuvres…

Il nourrissait l’ambition de conduire en personne le grand maître iranien vers la conquête du titre mondial, et devait en conséquence, au premier prétexte venu, écarter de son glorieux chemin l’importun Firouz Adani. Lui-même étant un fort joueur de première catégorie, personne, escomptait-il, ne s’étonnerait qu’il remplaçât au pied levé le secondant officiel, si ce dernier venait à être malencontreusement empêché de poursuivre son mandat… Après l’inéluctable victoire du grand maître Ali Reza Rezvani sur le sioniste Boris Bronstein, il recueillerait sa part de lauriers et, propulsé aux plus hautes fonctions au sein du Ministère de l’intelligence, serait en mesure d’accomplir « l’Œuvre de sa vie ». Son délire mégalomane lui inspirait en effet une ultime prétention : celle de réviser l’Histoire afin de faire reconnaître par l’ensemble de la communauté mondiale l’origine persane du jeu d’échecs, a contrario de la thèse, unanimement admise, de son invention par les Indiens. Il porterait en personne candidature auprès de l’Unesco pour son inscription en tant que telle au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, sans douter un instant qu’elle ne soit rejetée, ce qui lui ouvrirait alors les portes de tous les honneurs.

L’heure de mettre à exécution la première phase de son démentiel projet n’a pas encore sonné mais les divers plans qu’il a d’ores et déjà échafaudés pour en accélérer le processus seraient dès le lendemain relégués aux oubliettes grâce à la survenue d’un événement inespéré qui lui fournirait prétexte à évincer Firouz Adani…


Au signal émis par son secondant, le grand maître iranien délaisse aussitôt son Bergson pour en retour cogner, de son index plié, deux coups à la cloison, indiquant qu’il a reçu le message et s’apprête à venir le rejoindre. À l’affût du moindre bruit qui témoignerait d’une présence dans le couloir, il quitte subrepticement sa chambre pour s’engouffrer dans celle de son secondant.

- Je me suis fait piéger, lui annonce sans détours Firouz Adani, tout en l’accueillant d’une accolade plus expansive que de coutume. Ils ne m’ont pas laissé le choix…

Face au désarroi de son ami, le grand maître, lui-même décontenancé par cette révélation, tente de le réconforter.

- Je suis à tes côtés... Calme-toi, frère, et raconte-moi ce qui t’es arrivé. Et d’abord, qui sont ces « Ils » dont tu parles ?

- Nos « anges gardiens de la révolution » et l’officier du Renseignement. Un ignoble chantage… hésite Firouz.

- Allons, confie-toi à moi… À nous deux, nous saurons contrecarrer leurs machinations, assure le grand maître sans se départir de son calme. Cela fait à peine deux heures que nous nous sommes quittés, que s’est-il exactement passé entre temps ?

Firouz Adani, d’une voix hachée et le teint livide, lui fait le récit de son entrevue avec Jalal Ahwazi, officier des Renseignements et de la sécurité nationale. Au fur et à mesure qu’il débite son discours, le ponctuant de douloureux rictus et de serrements de poings, le grand maître Rezvani sent sourdre en son être une froide colère qui fait saillir les veinules de ses tempes et ses yeux sombres luire.

Après qu’il s’est épanché, Adani se sent soulagé d’un pesant fardeau, désormais, il n’est plus face à lui-même pour affronter l’adversité. Sur de confiantes paroles, le grand maître s’empresse alors de quitter les lieux afin de n’attirer l’attention des conjurés dont les chambres encerclent les leurs.

- Nous les mettrons en échec, promet-il en lui saisissant fermement le bras, un énigmatique sourire aux commissures des lèvres. Dès demain, tu donneras le change à nos anges gardiens en tentant d’approcher le grand maître Per Hansen. Fais en sorte qu’ils te voient avec lui…


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