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Photo du rédacteurL'Échiquier du Roy René

Pions empoisonnés : Episode 6


8

Marrakech, 5 juin


En provenance de Tel-Aviv-Jaffa, via Madrid, l’Airbus A320 de la compagnie Iberia atterrit peu avant quatorze heures à l’aéroport Menara.

Dans le hall des arrivées, le directeur de l’hôtel Atlas Souss, accompagné d’un porteur qu’il vient d’enrôler sur le parking, patiente en retrait d’une foule bigarrée au comble de l’agitation. Dès que les premiers passagers se présentent à la sortie de la zone douanière, il brandit au-dessus de la marée de têtes, qui gênent en partie sa vision, un panonceau à l’en-tête de l’hôtel sur lequel s’inscrivent en lettres capitales les nom et titre de l’hôte attendu : M. BORIS BRONSTEIN – CHAMPION DU MONDE D’ÉCHECS.

Au même moment, une silhouette arpente le hall en catimini et à pas mesurés, lançant de temps à autre un œil aigu sur la photographie glissée dans sa paume. Il s’agit bien du grand maître qui s’avance à présent : Benmansour l’identifie sans hésiter, en dépit de son visage aux traits vieillis et de sa drue chevelure poivre et sel qui contrastent avec le portrait déjà ancien illustrant la rubrique Wikipédia qui lui est consacrée.


Avant son entretien de la veille avec le directeur de l’Atlas Souss, le commissaire s’imaginait que toute une cohorte accompagnerait le Champion du monde lors de son séjour à Marrakech - ce qui ne manquerait pas, pensait-il, de lui compliquer la tâche. À son vif soulagement, son interlocuteur le détrompa, lui révélant que seules quatre chambres avaient été retenues par les Israéliens, aux noms du grand maître Bronstein, de Per Hansen, son secondant, du docteur Benyamin, sophrologue, et de Michel Guedj, président de la Fédération israélienne des échecs.

Plus tard, alors qu’il regagnait à pied le poste de police, le fait lui revint à l’esprit. Un curieux détail le mettait mal à l’aise et l’impression de soulagement qu’il avait de prime abord ressentie s’estompait inexorablement au fur et à mesure de sa progression hâtive au long de l’avenue el Qadissia. Ses pensées le ramenaient constamment à cet étrange constat : le grand maître israélien séjournerait à Marrakech sans garde du corps pour assurer sa sécurité… Sitôt arrivé à destination, il s’en ouvrit à l’inspecteur Idrissi.

- Les Israéliens n’ont réservé que quatre chambres à l’Atlas Souss

- Ah ! réagit instantanément l’inspecteur, ce n’est pourtant pas dans leurs habitudes d’envoyer une personnalité à l’étranger sans la flanquer d’une escorte !

- C’est exactement ce que je pense, khouya. L’État hébreu ne compte jamais sur les pays hôtes pour veiller à la sécurité de ses ressortissants. Quelque en soit la raison, méfiance, paranoïa, culte du secret ou autre, c’est un principe chez eux.

- Ça peut alors signifier deux choses : soit ils estiment que le grand maître n’est pas une personnalité assez intéressante pour risquer quoi que ce soit sur notre sol, mais j’en doute vu le contexte et les enjeux, soit ils ont pris des dispositions qu’ils souhaitent garder secrètes. J’en ajouterais bien une troisième, mais absurde : ses bodyguards ne seraient quand même pas descendus dans un autre hôtel ?

- la, la la ! Ce serait parfaitement stupide de leur part ! Ça colle pas avec l’idée d’une surveillance rapprochée…! Je penche plutôt pour ta deuxième hypothèse. Mais je n’aime pas du tout ça… Je n’ai rien a priori contre une collaboration avec des services de sécurité étrangers, mais je réprouve les opérations en sous-main qui s’avèrent souvent non productives, sinon risquées. Écoute, il faut absolument résoudre ce point, on ne peut pas se contenter de suppositions…

- La liste des passagers du vol Iberia, suggéra Idrissi. On pourrait savoir qui a embarqué à Tel-Aviv et qui a embarqué à Madrid, ça donnerait déjà des indications. Qu’en penses-tu ?

- C’est une piste… De toute façon, je compte être demain à l’aéroport pour attendre le vol de Tel-Aviv. J’y resterai ensuite jusqu’à l’arrivée des Iraniens, dont l’avion atterrit deux heures plus tard. Il s’agit de ne pas les oublier ceux-là !

- Combien seront-ils, nos Persans ?

- Eh bien ! D’après le directeur de l’hôtel, huit chambres ont été réservées par l’intermédiaire d’une agence de tourisme iranienne. On connaît leur identité, mais mystère sur leur fonction respective. Probablement un ou deux secondants pour assister le grand maître et un représentant de leur Fédération nationale, quant aux autres, je n’en sais rien.

- Des porte-parole du régime, peut-être…? Ou bien… des gardiens de la révolution ?

- Hum… Intéressantes hypothèses… En tout cas je doute que des pasdaran se présentent comme tels au grand jour, leur réputation est bien trop sulfureuse… Bon, demain est un autre jour, nous en saurons plus après l’arrivée de tout ce beau monde. incha I-Lāh !


Deux personnes encadrent le grand maître Bronstein. Son sophrologue et le président de la Fédération, devine le commissaire. Quant à Hansen, son secondant, il n’est attendu que dans la soirée, en provenance de Copenhague. Quatre chambres réservées, quatre sīdi : le compte est bon, note-t-il, avant de s’attacher à l’observation détaillée du grand maître, autant par conscience professionnelle que curiosité personnelle.

Le Champion du monde paraît détendu, plus que ne l’exigeraient les circonstances, se figure Benmansour. Mais après tout, qu’en sait-il ? Que sait-il de la psychologie des champions d’échecs ? Que sait-il de leur préparation physique et mentale ? wālou ! reconnaît-il en toute franchise. Il comprend la présence d’un sophrologue… Toute cette tension nerveuse qui doit s’accumuler au fil des parties… Entraîné physiquement aussi, observe-t-il, en voyant passer sous ses yeux le grand maître qui ne correspond en rien à l’image que l’on peut se forger a priori d’un joueur d’échecs. Le teint hâlé, la stature athlétique, l’allure décontractée et un large sourire qui découvre une parfaite dentition, il ressemblerait davantage à un joueur de tennis ou bien à un surfeur, tel que ceux qu’on peut voir sur les plages d’Essaouira. Vieillissant certes, mais encore débordant d’énergie. Bref, il lui laisse de prime abord une impression de force tranquille, celle d’un homme prêt à relever tous les défis, notamment celui du jeune prétendant qui lui sera opposé au cours de la compétition à venir.

Benmansour n’a pas souhaité être présenté aux deux concurrents. Il préfère demeurer dans l’ombre. Un anonymat, est-il convaincu, nécessaire à la distance qu’impose la situation inédite à laquelle il se voit confronté. Il veut se garder de tout sentiment d’empathie ou d’antipathie à l’égard de l’un et l’autre des joueurs. Aucun, non plus, de ses hommes ne sera autorisé à les approcher de près durant la rencontre, hors événement imprévisible…


Une luxueuse limousine Mercedes, garée devant l’aérogare, attend ses passagers. Dès qu’il les aperçoit, précédés du pousseur de chariot à bagages, son chauffeur en livrée, un fez vissé sur le crâne, s’empresse de quitter son habitacle climatisé afin de leur ouvrir les portières en se ployant exagérément, tandis que le porteur enfourne les valises dans le coffre.

Quelques dizaines de mètres en arrière, l’inspecteur Idrissi, au volant d’une Peugeot 405 fatiguée, s’apprête à prendre en chasse la limousine, comme convenu avec son supérieur. Or, au moment où il va démarrer, un agent de la circulation trop zélé, qu’il n’a vu approcher, se met à tambouriner sur la vitre de son véhicule intercalé dans la file de taxis, pour lui signifier qu’il est en infraction et doit dégager fissa.

- boulīss ! balek ! aboie furieusement Idrissi en lui brandissant au visage sa carte d’officier de la Sûreté nationale.

- smehl-i ā sīdi inspecteur, smehl-i…se confond l’agent en excuses, b es-slāma !

Ce ridicule incident a fait perdre quelques précieuses secondes à l’inspecteur Idrissi. Il démarre en trombe pour tenter de rejoindre la Mercedes qu’il aperçoit s’engager à grande allure sur la bretelle de sortie de l’aéroport. Son attention est néanmoins attirée par la manœuvre d’une berline de location qui s’est glissée entre leurs deux véhicules. Intrigué, il appelle aussitôt le commissaire, resté à l’intérieur de l’aérogare pour consulter la liste des passagers du vol d’Iberia.

- Abdelaziz ! Une Laguna gris métallisé louée chez Avis, immatriculée 48556 alif 26, file notre client. Deux hommes… Je suis derrière eux… l’informe-t-il sous l’empire de l’excitation.

- Pas de panique, khouya ! Il s’agit certainement de nos bodyguards. Ils ont dû arriver sur un vol précédent, louer un véhicule et attendre sur le parking l’arrivée de Bronstein. Garde le contact et tiens-moi au courant dès que tu arrives à l’hôtel.

- wāha ! Je leur colle au train. À plus !


Benmansour a minutieusement épluché la liste confiée par l’agent de comptoir de la compagnie Iberia. Hormis une famille de touristes, l’ensemble des passagers israéliens ont débarqué à Madrid. Il note en revanche que deux ressortissants espagnols embarqués à Tel-Aviv-Jaffa ont poursuivi leur voyage jusqu’à Marrakech. Ce fait insolite trouble le commissaire. Touristes…? Hommes d’affaires...? Le voilà griffonnant sur son calepin le nom des deux suspects avant de rappeler son collègue.

- Allô, Fouad ! Tu es arrivé ?... Pas encore... Bon, tu te renseigneras auprès du réceptionniste de l’Atlas Souss. Je veux savoir si des dénommés José Pérez et Jesus Manzanares, de nationalité espagnole, ont retenu des chambres. Ils étaient sur le vol d’Iberia… Sinon, tout est sous contrôle ? Tu les suis toujours... ? Bon, garde tes clients à l’œil, moi j’attends les Iraniens.

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