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À l’heure convenue, le commissaire Benmansour rejoint le dénommé « José Pérez » au Blue Note.
Il a passé l’heure précédente, retiré dans sa chambre, à préparer son entrevue avec l’agent israélien. « Vas-y mollo, Abdelaziz, s’est-il fait une raison. Surtout pas d’affrontement direct, il faut que tu l’endormes, que tu le laisses croire que tu n’as aucun soupçon sur lui et ses hommes. Tu vas le laisser mijoter… Aussi longuement que Khadija laisse mijoter le tajine de poulet dans son jus… jusqu’à ce qu’il soit bien attendri ! »
- Bonsoir, Monsieur… Pérez. Montons dans votre chambre, la 202 si je ne me trompe, nous y serons plus tranquilles pour discuter.
- Entendu, acquiesce l’homme, se félicitant d’avoir dans l’après-midi fait le ménage de ses petites affaires et bouclé dans sa valise les divers équipements électroniques susceptibles d’attirer la suspicion du policier marocain, avant de la transférer dans la chambre de Sami.
- Alors Monsieur Pérez… ou plus exactement Monsieur le chef du commando du Mossad, attaque Benmansour après qu’ils ont pénétré dans la chambre de l’agent israélien. Quelle est ta véritable identité, en fait ?
- Appelle-moi Moshe.
- Moshe ? Voyons donc ! Moshe tout court ? Encore un prénom d’emprunt, je présume… Et ton véritable nom, tu ne veux pas me le dire ? Sais-tu que je pourrais te sommer de me présenter ton passeport, en tant que commissaire de la Sûreté nationale marocaine ? Mais je ne suis pas là pour ça, peu m’importent tes faux papiers au nom de José Pérez. Je suis venu te présenter une offre de collaboration… car nous sommes des collègues en quelque sorte, tous deux chargés d’une mission de surveillance, afin qu’aucun incident malencontreux ne vienne troubler le Championnat du monde d’échecs. Confirmation…?
Les paroles insidieuses proférées par le policier marocain éveillent la méfiance de Moshe, qui n’a d’alternative que de répondre favorablement à son « offre de collaboration » s’il ne veut s’attirer d’ennuis avec les autorités du Royaume.
- Absolument d’accord ! Nous, les Israéliens, ne voulons surtout pas d’incidents… Mais en face… Les Iraniens de la République islamique ? Nous sommes là pour les dissuader pacifiquement d’en créer et de nuire à notre grand maître. D’ailleurs, tu dois être au courant de l’incident du portrait, et tu as certainement remarqué que nous ne sommes pas intervenus pour ne pas jeter de l’huile sur le feu. Nous travaillons en douceur.
- En douceur, peut-être… Mais dans l’ombre, c’est certain, rétorque le commissaire. Au Maroc, vois-tu, nous n’aimons guère que des ressortissants étrangers quels qu’ils soient outrepassent nos lois pour se livrer à des activités secrètes. C’est pourquoi, je te demanderais de me rendre compte dorénavant de tous vos faits et gestes. Sans cela, une procédure d’expulsion pourrait être engagée à votre encontre. Réfléchis bien !
- Je ne demande qu’à collaborer, Commissaire, je suis sûr que nous nous comprendrons et que nous ferons à nous deux du bon boulot pour que le Championnat continue de se dérouler normalement, assure Moshe en toute hypocrisie.
- J’en suis heureux, Monsieur Moshe… très heureux… Commençons d’ores et déjà par ce qui me tracasse. Tu n’as pas évoqué la mystérieuse absence du secondant du grand maître Bronstein, c’est curieux… Tu parles d’un Championnat qui doit continuer de se dérouler normalement. Pour moi, vois-tu, cette disparition n’est pas tout à fait normale. Que peux-tu m’en dire ?
- Je suis sincèrement désolé, je n’ai aucune information fiable sur cet événement, affirme Moshe avec aplomb. Avec mes hommes, nous avons été recrutés pour veiller à la sécurité du Champion du monde, mais pas à celle de son secondant. Personnellement, je pense que Hansen voulait faire défection puis qu’il est revenu sur sa décision, face aux graves conséquences de son geste. C’est un militant pro-palestinien, nous l’avons identifié comme tel… Tu es certainement au courant des compétences et des capacités du Mossad et du Shin Beth en matière de renseignement.
- Tiens, tiens… J’ignorais son engagement en faveur de la cause palestinienne, vois-tu. Tu m’apportes là une précieuse information, à prendre en compte dans mon enquête. Moi, je m’étais mis en tête qu’il avait été enlevé. Aberrant comme idée, non…? Alors d’après toi, il voulait abandonner Bronstein en cours de route ? Au profit de l’autre camp, peut-être…? suggère perfidement le commissaire, ne lâchant plus son interlocuteur enferré dans ses mensonges et ses dénis.
L’agent du Mossad demeure sur ses gardes : « Ce commissaire n’est-il pas en train de jouer au chat et à la souris avec lui ? Il doit pertinemment savoir que Hansen a été enlevé. Pourquoi alors fait-il semblant de souscrire à ses allégations ? Pour l’amener à se contredire afin de le piéger…? » Sentant qu’il n’a point l’avantage dans ce bras de fer subtil, il décide en désespoir de cause d’adopter la maladroite posture de celui qui n’a rien su, vu ni entendu.
- Sincèrement, commissaire, j’ignore ce qui est arrivé au grand maître danois. Peut-être me suis-je un peu avancé en soupçonnant une traîtrise de sa part, ce n’était qu’une hypothèse.
- Une hypothèse ? Moi, j’en ai d’autres, des hypothèses, vois-tu… Mais il se fait tard, ce sera tout pour ce soir, Monsieur Moshe, conclut Benmansour au grand soulagement de son interlocuteur. Et n’oublie pas de me faire part à l’avenir de tes précieuses observations ! Collaboration entre collègues, n’est-ce pas ? ajoute-t-il ironiquement, à l’instant où il s’apprête à sortir.
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