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Peu avant le lancement de la troisième partie du match, le public est confronté à une scène singulière. Boris Bronstein s’est avancé vers l’arbitre Jha Singh pour l’entraîner en arrière de l’estrade et, d’un air grave, lui murmurer quelques mots. En l’espace d’une nuit, le grand maître semble avoir vieilli de dix ans. Nul ne doute que cette sénescence prématurée qui le voûte à présent soit consécutive à sa défaite de la veille, et nul n’imagine à le voir ainsi défaillant qu’il puisse remonter la pente et refaire dès aujourd’hui son retard au score.
Jha Singh émet tous les signes d’une profonde perplexité, il se démène dans un grand désordre de mains qui battent l’air, tel un nageur en difficulté qui hèlerait de désespoir un secours tardant à venir. Or, voici que se profile le sauveteur espéré en la personne du président Boukharov ! L’arbitre peut se soulager du fardeau que représente l’insolite requête du grand maître…
La voix ouzbèk tonne, exigeant le silence immédiat.
- Grand maître Bronstein, tu as fait part à l’arbitre Jha Singh de ton souhait de prendre aujourd’hui ta journée de repos. Si tu avais pris connaissance du règlement, tu saurais parfaitement qu’une telle requête doit être adressée à l’arbitre au moins vingt-quatre heures à l’avance. Ta désinvolture m’afflige, Bronstein, et naturellement monsieur l’Arbitre est en droit de décliner ta demande. Si tu persistais…
- Président Boukharov, je connais le règlement aussi bien que toi, le coupe Bronstein avec un aplomb et une pugnacité que nul n’aurait pu soupçonner quelques instants plus tôt. Je demande une dérogation pour raisons de santé. Fais preuve de bon sens et conviens que certains malaises ne sont pas prévisibles vingt-quatre heures à l’avance.
- Aucune dérogation n’est prévue par le règlement, Bronstein ! rétorque Boukharov d’une voix qui croît encore en volume face à l’outrecuidance de son interlocuteur. Tu n’as aucun recours, sinon de déclarer forfait !
Des rangs de spectateurs, jusque-là muselés par l’autorité du président Boukharov, monte graduellement une clameur réprobatrice, entrecoupée de voix indignées criant à l’injustice.
- En ce cas, je déclare forfait, annonce sans émotion apparente le grand maître à l’arbitre. Et je souhaite prendre demain ma journée de repos… je suis dans les temps, n’est-ce pas ? Vingt-quatre heures à l’avance, selon le règlement.
Bronstein ! Bronstein ! Bronstein ! martèle à présent le public en rébellion, scandalisé par l’intransigeance du président de la FIDE qui conduit le Champion du monde à l’abandon sans combat.
- J’enregistre ton forfait, grand maître Bronstein, et déclare le grand maître Rezvani vainqueur de la troisième partie, proclame l’arbitre, délivré de son embarras par la docile coopération du grand maître israélien.
Le joueur iranien, cependant, après être parvenu à se défaire de sa garde rapprochée qui l’enserrait tel un carcan, s’avance à son tour vers l’arbitre principal.
- Si je puis me permettre, Mr Jha Singh, ton annonce est caduque… Il n’est guère possible que la victoire puisse m’être attribuée puisque je déclare forfait pour la troisième partie, annonce-t-il d’une voix neutre, je suis en effet atteint d’une crise de névralgie.
Cette imprévisible déclaration laisse le public pantois et l’arbitre encore plus décontenancé qu’auparavant. Le nageur qui plus tôt surnageait encore au milieu des flots est à présent en train de sombrer dans les abysses. Il gesticule désespérément pour appeler à sa rescousse son assistant, or Raul Cienfuegos est encore moins en mesure que lui-même de résoudre l’épineux problème posé par le coup d’éclat du grand maître iranien
Deux joueurs déclarant simultanément forfait alors qu’ils sont opposés dans une compétition majeure, c’est un cas inédit dans l’histoire des échecs. Les arbitres entrent en conciliabule rejoints par un Boukharov qui frise l’apoplexie. Après un long moment durant lequel sont moult fois feuilletées avec frénésie les folios du Livre de l’arbitre et échangés entre les trois hommes de dubitatifs propos, Jha Singh se projette à nouveau sur le devant de l’estrade pour faire son ultime déclaration.
- Le Champion du monde et le prétendant au titre ayant tous les deux déclaré forfait à la troisième partie, les arbitres, en accord avec Monsieur le Président de la Fédération internationale, ont pris la décision de l’annuler. Le score est de un à zéro en faveur du grand maître Rezvani. Neuf parties restent à jouer. Le grand maître Bronstein, souhaitant prendre demain sa journée de repos, la quatrième débutera mercredi 10 juin, à quatorze heures.
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D’emblée, le gardien de la paix Ali Benjelloul est sur le grill. Ses collègues, formant cercle autour de sa personne, n’ont cesse de le harceler de leurs questions insidieuses. Tu es bien sûr que tu n’as rien vu ? Réfléchis, ce n’est pas possible…! Peut-être t’es-tu endormi ? Cette dernière remarque du gardien de la paix Tariq Soussi provoque aussitôt les dénégations indignées du policier.
- wālou ! Je n’ai rien vu ! Si j’avais constaté un fait suspect pendant la nuit, j’aurais immédiatement téléphoné au commissaire, selon ses ordres personnels. Et je n’ai pas fermé l’œil une seconde, mets-toi bien ça dans la calebasse, Tariq !
Le commissaire ne doute un instant de la bonne foi de son gardien. Une hypothèse alternative à celle d’un exfiltration nocturne du Danois doit en conséquence être envisagée.
- Je suis convaincu qu’ils l’ont d’abord transporté dans l’une de leurs chambres. C’est seulement à l’aube qu’ils l’auraient évacué. Après la relève d’Ali par le vigile de l’hôtel. Entre temps, ils se sont débrouillés pour descendre Hansen dans la Laguna garée sur le parking. Ils l’ont dissimulé de quelque façon aux regards avant de franchir le portail. Pour le garde, les occupants de la Laguna étaient de riches clients, il n’y avait motif, ni à se méfier, ni à s’alarmer.
- Brillante déduction, Abdelaziz, je fais mienne ton hypothèse, opine l’inspecteur Idrissi. J’ajouterais une précision : le transport de leur client dans la Laguna s’est effectué lorsque j’étais hors circuit et que Driss dormait, c’est-à-dire entre quatre et sept heures.
- Leur plan devait être précisément minuté, renchérit l’inspecteur Belali, l’épisode Idrissi a dû leur compliquer la tâche, c’était le grain de sable dans l’engrenage, mais on a indubitablement affaire à des professionnels qui ont su improviser.
- On va interroger le vigile, décide Benmansour, s’il a vu passer la Laguna ce matin il doit s’en souvenir, il n’y a pas gros trafic à cette heure. Ahmed, tu iras faire un brin de causette avec ton ex-collègue Sebbar, s’il pouvait se rappeler l’heure à laquelle il aurait vu l’auto sortir du complexe hôtelier, ce serait un début de piste. Bon, on active, ne perdons pas de temps… Tu lui demanderas aussi de me bipper s’il voit la Laguna repartir dans l’après-midi ou dans la soirée. Je resterai dans les parages. En ce moment, ils doivent tous être au salon pour le début de la troisième partie, mais je présume que l’un des agents israéliens peut très bien s’en absenter pour aller rendre visite à leur captif.
- Je suis repéré par ces types maintenant, ce ne sont pas des amateurs, ils on dû fouiller mes poches, trouver ma carte professionnelle, constate piteusement Fouad Idrissi. Je ne peux plus décemment me montrer à l’hôtel, je vais rester au bureau pour faire la coordination, propose-t-il. J’espère seulement qu’ils ne nous ont pas vus ensemble, Abdelaziz, tu serais grillé à ton tour.
- C’est peu probable, mais on sera vite renseigné… Bon, alors tu gardes la boutique ?
- Mais pourquoi ne pas boucler toute la bande ! regimbe subitement le brigadier Benhaddou qui jusque-là se tenait coi. Et leur faire avouer leur crime !
- Je comprends ton emballement, khouya, mais nous n’avons aucune preuve tangible de crime ou de délit, modère le commissaire.
- Et le témoignage de l’inspecteur assermenté Idrissi, ça ne compte pas !
- Les baskets… Ce n’est pas une preuve matérielle de leur culpabilité. Ils se contenteraient de nier. Il faut marcher sur des œufs dans cette affaire, ne pas intervenir avant l’heure, surtout ne pas provoquer d’incidents diplomatiques, argumente le commissaire. Chi va piano, va sano… chi va sano, va lantano.
- Mais ils ne perdent rien pour attendre ! menace pour conclure l’inspecteur Idrissi en tâtant précautionneusement sa bosse.
- Sûr ! opine le commissaire. Rira bien qui rira le dernier.
Lorsque, vers quinze heures, les policiers s’infiltrent en ordre dispersé au sein du complexe hôtelier, une bourdonnante animation règne aux abords du salon et dans son proche périmètre, du piano-bar à la piscine et aux allées du jardin. Ils croisent des grappes successives de personnes plongées dans de véhémentes discussions, puis tombent sur un groupe de grands maîtres réunis autour d’une table du bar pour commenter l’événement qui vient de se produire…
Ils saisissent sur le champ le pourquoi de l’ambiance survoltée… La partie a été annulée faute de combattants.
- Quel coup de théâtre, ce forfait simultané ! réagit le commissaire à l’annonce de l’événement. Bien, allons repérer nos hommes. Je m’occupe des agents hébreux, s’ils venaient à se séparer, je t’appellerai, Driss, tu prendrais en charge une partie du groupe. Pour l’instant, tâche de dénicher Bronstein, je ne le vois nulle part. Dès que tu l’as logé, tu me fais signe, j’aimerais avoir au plus vite un entretien avec lui… incognito. Ahmed et Ali, vous vous débrouillez avec les Persans. Pour l’instant ils se tiennent tranquilles… Toi, Tariq, tu viens avec moi.
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